Le déchiffreur
« Je tiens l’affaire ! »
C’est par ce cri que Jean-François annonce sa découverte à Jacques-Joseph, son indéfectible soutien, en ce 14 septembre 1822, avant de tomber en léthargie. Il a percé le secret des hiéroglyphes, cette écriture qui, plus qu’un outil de communication, est un guide dans l’au-delà pour les Égyptiens.
Ce déchiffrement ne naît pas d’un fulgurant trait de génie. Il est le résultat d’un travail acharné de dix-sept années (1805-1822), pendant lesquelles Champollion étudie la pierre de Rosette, mais aussi toutes les copies d’inscriptions et papyrus qu’il parvient à se procurer, sources primaires indispensables qui lui manquent souvent.
Athanase Kircher (1602-1680) est un jésuite allemand à la vaste culture et, dit-on, le plus grand polyglotte de son temps. Il voit dans les hiéroglyphes des symboles réservés aux initiés. D’où des traductions incohérentes et folles qui aboutissent à une lecture erronée et amènent Champollion à critiquer son mysticisme « obscur » et « ridicule ». Il est néanmoins parfois considéré comme le père de l’égyptologie et le premier à penser que le copte est la dernière forme connue de l'égyptien parlé sous les Pharaons.
Champollion n’ignore pas les quatre informations fondamentales évoquées par Jean-Jacques Barthélémy, orientaliste polyglotte et érudit (1716-1795) : le copte est la forme récente de l’égyptien, il existe une parenté entre l’égyptien, le copte et les langues sémitiques (cananéen, araméen, hébreu, arabe, syriaque…) où les voyelles ne sont pas notées, les noms entourés d'un cartouche ovale sont des noms propres, l'écriture monumentale et l’écriture cursive sont parentes.
Joseph de Guigues, orientaliste et spécialiste de la langue chinoise, pense que les trois systèmes d’écriture égyptiens (hiéroglyphique, hiératique et démotique) forment un « corps entier » et reprend l’idée de Barthélémy quant aux ovales. Il voit aussi une origine commune entre les Égyptiens et les Chinois et une transmission du système d’écriture des premiers aux seconds, ce que Champollion croira longtemps.
La pierre de Rosette est un fragment de stèle de granodiorite (112,3 x 75,7 x 28,4 cm ; 762 kg) découvert en 1799 par Pierre-François-Xavier Bouchard (1772-1832) lors de la campagne d’Égypte de Bonaparte, mais perdu au profit des Anglais et du British Museum.
Sur la pierre de Rosette, le décret promulgué en 196 av. J.-C. à Memphis par le pharaon Ptolémée V (204-180 av. J.-C.) est écrit en deux langues (égyptien et grec anciens) et trois écritures (hiéroglyphique, égyptien démotique et grecque). Jean-François ne peut voir la pierre, conservée à Londres, et n’étudie donc que des copies, ce qui ralentit son travail.
Dès 1803, le bibliothécaire et historien Hubert-Pascal Ameilhon (1730-1811) présente à l’Institut national des sciences et des arts ses éclaircissements sur la partie grecque de l’inscription, sans avoir pu voir la pierre elle-même et malgré des doutes sur les différentes copies consultées. Sa traduction latine côtoie une traduction en français, qu’il veut « moins servile » c’est-à-dire moins littérale.
L’archéologue suédois Åkerblad, maîtrisant plus de vingt langues antiques et modernes, publie en 1802 l’état le plus avancé de la recherche : le déchiffrage en deux mois de tous les noms propres – repérés dans le texte grec – de l’inscription démotique, grâce à une comparaison entre le démotique et le copte. Il reste aussi persuadé que signes démotiques et hiéroglyphiques expriment des sons mais avouera plus tard que « malgré son alphabet et ses belles découvertes il ne pouvait point lire trois mots de suite dans une inscription égyptienne ».
La priorité est maintenant d’annoncer la découverte du déchiffrement à l’Europe entière, qui a vu s’affronter de nombreux savants dans cette course au déchiffrement. Remis de son malaise de plusieurs jours, Jean-François dicte à Jacques-Joseph la communication révélant sa découverte qu’il lira devant l’Académie royale des Inscriptions et Belles-Lettres le 27 septembre et qui lui vaudra la reconnaissance de Sacy, Young, mais surtout de Bon-Joseph Dacier (1742-1833), secrétaire perpétuel de l’Académie. C’est à ce soutien de toujours qu’il dédicace ensuite la Lettre, augmentée et antidatée au 22 septembre, dans lequel il expose son système de déchiffrement.
Sa communication devant l’Académie royale des inscriptions et belles lettres, en septembre 1822, établit Champollion comme le véritable « déchiffreur », père de l’égyptologie, sans que ses opposants ne rendent les armes pour autant.
Réputé pour sa grande érudition, mais aussi son caractère difficile, Julius von Klaproth (1783-1835) est surnommé « Le Tartare » par Jean-François. Il n’est pas un spécialiste de l’écriture égyptienne, mais des langues sino-tibétaines. Cela ne l’empêche pourtant pas d’être l’un des adversaires les plus acharnés de Jean-François, de critiquer son système de déchiffrement et de voir en Young le véritable « déchiffreur ». Sa critique, au ton injurieux, des travaux de Jean-François est plus que critiquée.
Qui mieux que Jacques-Joseph, fidèle gardien des travaux de son frère tout au long de leur vie, pour les défendre d’une attaque anonyme… de Thomas Young, prétendant avoir la priorité dans la course européenne au déchiffrement ? Une comparaison des deux systèmes montre la rigueur et la justesse des travaux de son frère.
Giovanni Battista Belzoni, le « Titan de Padoue » (1778 – 1823), deux mètres dix de grande intelligence, est un explorateur et égyptologue vénitien, à l’origine de très nombreuses découvertes en Égypte. En 1817, il exhume le grand temple de Ramsès II à Abou Simbel, découvre plusieurs tombes royales dans la vallée des Rois, notamment celle de Séthi Ier et trouve, l’année suivante, la véritable entrée de la pyramide de Khéphren à Gizeh.
Jean-François rencontre Belzoni à Paris, où l’explorateur monte en 1822 « au boulevard des Italiens, près des Bains chinois », une exposition proposant une reconstitution fidèle des principales salles du tombeau de Séthi Ier, qu’il a découvert dans la vallée des rois en 1817. Jean-François participe à la brochure destinée aux visiteurs, visite l’exposition « muet d’admiration », tout en se liant d’amitié avec le « Titan de Padoue ».
La réussite se manifeste pour Champollion par le soutien du duc de Blacas (1771-1839), pair de France, et l’un des plus efficaces protecteurs de Jean-François à partir de 1822. Il lui remet un cadeau du roi : une tabatière en or sur laquelle est incrusté le chiffre royal avec deux L en sautoir et en diamants et gravée l’inscription suivante « Le roi Louis XVIII à Monsieur Champollion le jeune à l’occasion de sa découverte de l’alphabet des hiéroglyphes ». Jean-François aurait préféré obtenir un emploi rémunéré... mais il s'agit de rappeler habilement à l’égyptologue que son travail doit être placé sous la protection de la monarchie.
Le roi refuse d’acheter la riche collection d’antiquités égyptiennes du consul général de France en Égypte, Bernardino Drovetti (1776-1852). Blacas obtient cependant que Jean-François puisse l’étudier à Turin, après son achat par le roi de Sardaigne en 1824. C’est un émerveillement pour l’égyptologue qui ne s’attendait pas à « une telle richesse » en découvrant notamment un « Canon royal » ou la statue de Ramsès II. L’inventaire de « cette collection […] au-dessus de tout éloge » est logiquement dédié au duc.
Le séjour de neuf mois au musée égyptien de Turin permet au déchiffreur de vérifier son système de déchiffrement des hiéroglyphes par l’étude de son exceptionnelle collection.
« La route de Memphis et de Thèbes passe par Turin ! »
Sa nomination, par ordonnance royale du 15 mai 1826, comme conservateur du nouveau département des antiquités égyptiennes du musée de Charles X au Louvre couronne définitivement sa découverte… avant son voyage en Égypte, terre après laquelle il « soupire » depuis longtemps.
Le déchiffreur a réussi à convaincre les autorités françaises d’acheter de grandes collections privées, celles de Henry Salt et Drovetti notamment. Il y propose une présentation méthodique des œuvres, qui témoigne de son souci didactique. Il révolutionne ainsi la muséographie en vigueur, alors davantage tournée vers l’esthétique que vers le souci de la précision historique.
Le Précis du système hiéroglyphique est le plus important traité de Jean-François, publié aux frais de l’État et de son vivant. S’y trouve sa définition des hiéroglyphes : « C’est un système complexe, une écriture tout à la fois figurative, symbolique et phonétique dans un même texte, une même phrase, je dirais presque dans un même mot ». Il y précise aussi les relations entre les trois formes d’écriture : hiéroglyphique (la plus ancienne), hiératique et démotique (presque entièrement phonétique et la plus récente).
Susceptible d’intéresser un large public et donc de rapporter de l’argent, le Panthéon égyptien paraît par livraisons entre 1823 et 1831, représentant un souci permanent pour Jean-François qui peine à l’achever. Il ne contient au final que 90 planches sur les 200 prévues par l’auteur. Celles-ci, issues de divers ouvrages et représentant des divinités égyptiennes, sont aquarellées par son ami Dubois. Jean-François y donne la traduction du nom des divinités égyptiennes, ainsi que leur rôle. Son voyage en Égypte lui permettra de préciser et de corriger certaines interprétations.